Je repensais également à mes amis. Comment nous l'étions devenus. Et, Piotr et Clé exceptés, il avait d'abord fallu qu'on se haïsse pendant plusieurs années. Il y a d'abord eu Ben Kenobi, que je connaissais depuis l'âge de sept ans, et à qui j'adressais la parole sept ans plus tard. Depuis, on ne se quitte plus. Il y eut Vladimir, que je connaissais aussi depuis sept ans et à qui je parlais sept ans après. Il y a eu Fafa, mais c'est une exception, il avait un Mac, il était élégant (cette phrase est valable au présent de l'indicatif aussi) et il avait des amies romaines. Il y a eu la Duchesse, sans doute mon amitié la plus extraordinaire, que je snobais avec joie jusqu'à ce que les fesses du bouc nous découvrent. Et puis il y a eu une apparition un certain après•midi de novembre qui rendait soudainement la Duchesse très très intéressante… Et puis à cette liste s'ajoute Marc.
Enfin je voyais une fashion pétasse en tropéziennes. Parce que dans ELLE ils disent que c'est à la mode. Et je ne voudrais pas faire le mec blasé avant•gardiste, mais ma première paire de chaussures c'était des tropéziennes. Parce que j'habitais alors à côté et surtout qu'on les avait sur•mesure. Et ça je ne l'oublierai jamais. On entrait dans une rue obscure aux deux sens du terme. Il y avait une seule bande de ciel bleue pure étranglée par les façades noires, hautes. En tournant encore à droite, il y avait une ruelle encore plus asphyxiée. Et là, il y avait ce qu'on appelle une échoppe. Une boutique une obscure cabine téléphonique avec un vieux monsieur. Une lampe jaune et sale graissait les murs. Le cordonnier avait une coiffure extraordinaire, avec beaucoup de gomina, et une moustache qui me faisait pensait à Staline (Djougavilitch, Joseph, dit). Il prenait une feuille blanche parmi le capharnaüm de ses journaux vieux de trente ans au moins, à peine plus jeunes que ceux qui étaient devenus le papier peint de sa boutique qui n'avait ni porte ni fenêtre. Sur cette feuille blanche je posais mon petit pied de femme, mais alors que j'avais quatre ans, tout le monde avait un petit pied de femme. Lui de ses gros doigts immortalisait mon pied, et une fois son forfait accompli (©Corneille, Racine, Hugo et tous les barbeurs des derniers siècles) il découpait dans une feuille de cuir dur la même silhouette. Ensuite il me fallait choisir la couleur des sangles, et je rêvais déjà de rouge mais ma mère m'imposait la couleur du cuir naturelle qui convient mieux aux garçons. Depuis je me suis vengé. Parfois il fallait attendre des heures immenses qu'il assemble les sangles entre elles. Parfois aussi il n'y avait pas la bonne couleur. Il y avait des calendriers d'une autre époque et des journaux d'une autre langue et nous restions debout entre l'aquarium vide et le silence de la tonitruante radio. Plus tard nous sortions enfin, il fallait saluer l'Azur, retourner dans le monde vrai. Je crois qu'il est toujours en vie.